J’ai enfreint plusieurs règles ces derniers temps. Un holdup fracassant dans la banque d’une ville pourrie dont je tairais le nom, plusieurs bagarres au saloon, toutes se sont soldées dans le sang et la boue, une descente dans les grottes Rouges, j’en passe. Je t’avais pourtant promis de me tenir à carreau : rester tranquille au ranch et m’occuper du troupeau. Mais quoi ? J’ai les jambes habitées par une colonie de fourmis tressaillantes et mes doigts, sans cesse à la recherche de mon revolver, me font souffrir. J’ai la mâchoire pétée et quelques côtes en miettes, je savoure la douleur, la sirotant doucement. C’est quand je douille que je me sens bien, quand le vent souffle fort entre les planches pour faire tanguer les corps que je m’active. J’ai pas de plan pour l’avenir. Je laisse faire. Je crois que ça me plaît, une vie entièrement gouvernée par des cauchemars rouillés, copains avec la Mort. J’avale une grosse gorgée de bière; mon esprit tangue légèrement, je suis bien.
James a tué une indienne, hier, à main nue et près de la rivière. Il a roulé le corps sans vie dans l’eau glacée puis s’est mis à genoux pour pleurer. On l’a trouvé comme ça dans la soirée, en rentrant de la ville. Son cheval avait disparu, il est monté avec moi, s’agrippant fiévreusement à mon buste, les yeux perdus dans le vague et les lèvres tremblantes. On n’a pas réussi à lui faire cracher le morceau, on ne sait toujours pas vraiment ce qui s’est passé. Il est resté au lit toute la journée, enroulé dans ses draps tristes comme une chenille dans son cocon de misère, ça m’a fait bizarre de le voir comme ça.
On s’attend à voir la tribu débarquer d’un instant à l’autre, pour en découdre et obtenir vengeance. Jo a disposé tous nos fusils chargés sous chacune des fenêtres, il a fermé la grange après avoir rentré le bétail et a rouvert sa petite bible à la couverture rongée.
On a allumé un feu, le froid mordait nos joues avec trop d’insistance.
Je crois qu’on n’a plus rien à perdre : ce monde n’a plus besoin de nous pour tourner ; on a misé nos vies et ça nous fait sourire, depuis le temps qu’on se sent en sursis, peut-être qu’enfin on remplira nos âmes, une fois le seuil de l’au-delà foulé du pied, à qui la faute si notre désinvolture a brisé toutes vos lois ? Je déboulonne une bouteille de whisky et pose mes lèvres au goulot, il nous reste peu de temps alors je brûle les étapes. Les morts ne mentent pas car ils n’ont plus personne à éblouir : derrière mes paupières, je les vois se balancer au rythme d’un instrument triste, la corde au cou le coyote hurle. À l’air libre, le Far West est un immense vivier qui laisse derrière lui des centaines de cadavres anonymes, troués jusqu’à l’âme et dont les visages se mélangent à la poussière, sans un bruit. La nuit tombe lourdement, déposant sur nos coeurs une lourde chape de plomb, indélébile. On ne reverra pas la lumière du jour car j’entends des bruits discrets de pas autour de la maison. Ils sont bien plus nombreux que nous et surtout, bien plus enragés. On n’a plus rien à perdre, nos vies ne nous appartiennent plus depuis longtemps ; la mienne s’est évaporée avec toi, lovée au fond de ce canyon, absorbée par la roche.
They Are Afraid of Her comme murmure mortuaire, au milieu de rien et pour toujours, quelques éclats de poudre et puis plus rien.
They Are Afraid of Her